De la course à pied à l'abnégation mentale
Publié par Alain Manpenat, le 30 octobre 2024 110
La course à pied ne se résume pas uniquement à l'entraînement des muscles et au renforcement de l'endurance. C'est également une épreuve de préparation mentale, et sans doute bien plus qu'on ne l'avait supposé jusque-là.
Il y a quelques années, la chercheuse Ashley Samson s’est engagée dans un projet visant à explorer les zones les plus obscures de l’esprit des coureurs. Que se passe-t-il dans l’esprit de ceux qui choisissent, de manière volontaire et régulière, de s'exposer aux rigueurs et au stress des courses de longue distance ? Rattachée à la California State University, Samson dirige également une clinique privée dédiée aux athlètes désireux de bénéficier de son expertise en tant que psychologue du sport. Ancienne athlète elle-même, et toujours pratiquante d’ultramarathons, Samson maîtrise parfaitement les défis mentaux liés à la course.
Jusqu’à récemment, la seule manière d’accéder aux pensées des coureurs de fond consistait à leur faire remplir un questionnaire après la course. Une méthode peu fiable, car il est toujours incertain que les individus se souviennent avec précision des détails après l’événement. Ashley Samson et ses collègues ont alors décidé d’expérimenter une approche différente. Ils ont équipé dix coureurs de microphones, leur demandant de verbaliser leurs pensées de manière spontanée et sans introspection prolongée. Les chercheurs ont ensuite écouté les 18 heures d’enregistrements, à la recherche de schémas récurrents. Le protocole de pensée à voix haute ne capturait que les réflexions immédiates, car ce procédé empêche l’esprit de s’égarer. Malgré cela, les enregistrements ont dû s’avérer divertissants pour les scientifiques. "Mon Dieu, je suis complètement trempé [de sueur]", rapporta Bill. "Respire, essaie de te détendre. Relâche ton cou et tes épaules", conseillait Jenny à elle-même. Bill, quant à lui, éprouvait des difficultés face au parcours : "Cette montée, c’est un supplice… elle est longue et étouffante. Bon sang… foutue colline !". Fred, de son côté, portait plus d’attention à son environnement : "Est-ce un lapin au bout de la route ? Oh oui, comme c’est adorable."
"Pour affronter la douleur et l'inconfort, les coureurs ont employé diverses stratégies mentales, incluant des techniques de respiration ainsi que l'auto-encouragement à persévérer."
Samson a classé les pensées des coureurs en plusieurs thématiques, parmi lesquelles trois se sont particulièrement distinguées : le rythme et la distance, la douleur et l'inconfort, ainsi que l'environnement. Tous les participants à l’expérience de Samson ont ressenti un certain niveau d’inconfort, notamment au début de leur course. Par exemple, ils se plaignaient de raideurs dans les jambes et de douleurs légères à la hanche, qui s'atténuaient à mesure qu’ils poursuivaient leur course. Pour surmonter ces sensations de douleur et d’inconfort, les coureurs ont recours à une variété de stratégies mentales, telles que des techniques de respiration ou encore l'encouragement à persévérer.
La course ne se résume pas seulement à l'entraînement musculaire et à l'amélioration de l'endurance ; elle constitue également un défi mental, peut-être même plus important qu’on ne l’avait initialement imaginé. La plupart des coureurs reconnaissent l’importance cruciale de la force mentale. Ceux qui choisissent de se joindre à leurs pairs pour une course de 10 km sans préparation préalable parviennent souvent à démontrer jusqu’où la motivation et la persévérance peuvent les mener. Ils courent grâce à leur "énergie mentale" et se soutiennent mutuellement : "Continue ! Peu importe la douleur !" Quant aux coureurs d’ultramarathon, au lieu d’ignorer la douleur, ils l’acceptent comme faisant pleinement partie de l’expérience de la course de longue distance. Leur mantra : "La douleur est inévitable" — elle est perçue comme un élément essentiel de l’expérience du coureur. Quelles sont donc les qualités psychologiques qui font de quelqu’un un bon coureur ? Dans quelle mesure influencent-elles la performance ? Et surtout : peut-on entraîner la force mentale ?
La psychologie de la performance
Quiconque souhaite approfondir la dimension psychologique du sport serait bien inspiré de consulter Vana Hutter. Experte en santé mentale des athlètes de haut niveau, elle résume les recherches sur ce sujet ainsi : les athlètes de haut niveau sont dotés d’une grande confiance en eux, d’un dévouement sans faille et d’une concentration aiguisée, ainsi que de la capacité à gérer la pression et à se focaliser sur leurs objectifs. Leurs performances académiques et leurs compétences sociales surpassent également souvent celles des non-athlètes. Selon Hutter, l’autorégulation est indispensable à la réussite des athlètes. Chacun peut apprendre, dans une certaine mesure, à contrôler ses émotions, ses pensées et ses actions. Cet aspect — l’apprentissage de l’autorégulation — revêt un intérêt particulier pour les coureurs.
Curieusement, Hutter a commencé sa carrière scientifique dans le domaine de la physiologie de l’exercice, en se concentrant sur des mesures physiques des corps d’athlètes. "Au fil du temps, toutefois, j'ai compris que la performance athlétique est déterminée par une combinaison entre le corps et l’esprit," m’a-t-elle confié autour d’un café à Amsterdam. "J’ai découvert qu’il est bien plus complexe de prédire la performance sportive que certains physiologistes ne le prétendent. Il existe tant de facteurs que nous ne pouvons pas expliquer." Comment, par exemple, comprendre que des athlètes ayant des physiques très similaires présentent des chronos de course si différents ?
Si vous soumettiez les dix meilleurs marathoniens à un examen physiologique, ils afficheraient probablement tous un VO₂ max élevé ainsi qu’une excellente économie de course. Cependant, certains athlètes possèdent une dimension supplémentaire. "Sur une longue période, leur capacité d’entraînement est plus ou moins équivalente. Ce qui fait la différence en compétition, c’est dans quelle mesure leurs systèmes physiologiques sont prêts et optimisés au moment crucial, et comment ces systèmes interagissent entre eux," explique Hutter. "Le fait qu’un athlète soit en mesure de mobiliser tout son potentiel physique au moment opportun relève en partie de la dimension mentale."
"Il est essentiel de rechercher activement des situations où vous êtes contraint de confronter vos propres pensées et émotions. C'est dans ces moments que l'impact est le plus significatif."
Elle donne un exemple : "Si vos muscles sont légèrement plus tendus en raison de la nervosité, cela affectera l'efficacité de vos mouvements. Vous dépenserez alors davantage d'énergie pour effectuer un mouvement similaire. C'est l'explication biomécanique du rôle que joue la psychologie dans la performance. À l'autre extrémité du spectre, l'anxiété peut générer des pensées négatives et une crainte de l'échec." En d’autres termes, pour exceller en tant qu'athlète, il ne suffit pas de posséder une condition physique optimale ; il est également indispensable d'avoir une grande force mentale, en raison de l'influence notable de la psyché sur les performances corporelles. La force mentale pourrait bien être ce qui distingue les vainqueurs du reste d'entre nous. De nos jours, nul ne conteste l'importance de la psychologie dans la performance sportive. Cependant, la manière dont les entraîneurs abordent la question de la force mentale dans la préparation de leurs athlètes diffère grandement, selon Hutter. Si la majorité d'entre eux l'intègre dans leurs programmes, les opinions varient quant à la possibilité réelle d'entraîner cette force mentale.
L'autorégulation
Qu’est-ce qui vous rend "mentalement fort" ? Quelles qualités cela exige-t-il ? Ou bien, à l'inverse, quelles actions faut-il éviter ? Les psychologues du sport peinent à apporter une réponse claire. La ténacité mentale est un terme vague, sans définition précise, explique Hutter. "Nous associons la force mentale à la capacité de faire face à des situations difficiles. Il est utile, pour cela, de posséder un large éventail de mécanismes d'adaptation, ainsi que la créativité nécessaire pour transformer les situations adverses à son avantage. Dans tous les cas, une compétence indispensable pour bien s'entraîner et performer est l'autorégulation. La persévérance, la capacité à se couper des distractions extérieures, la fixation d'objectifs clairs et la gestion du stress sont autant de compétences associées à cette autorégulation."
Il existe deux types d'autorégulation, souvent confondus dans la littérature scientifique. Le premier, l'apprentissage autorégulé, est crucial dans tous les sports. Il implique de prendre en main son propre développement et d'exploiter toutes les occasions et situations pour progresser, par exemple en choisissant de s'attaquer à une pente abrupte plutôt que de rester sur un terrain plat, ou encore en s'entraînant malgré une journée difficile ou une mauvaise nuit de sommeil.
Le second type d'autorégulation concerne le contrôle des émotions, des pensées et des actions, en les alignant avec vos objectifs. Comment, par exemple, gérez-vous le trac avant une course ou la lassitude et l'ennui pendant l'effort ? "Certaines personnes ont un talent naturel pour l'autorégulation," observe Hutter. "Même dès l’enfance, certains s’y montrent très doués." Elle ne peut cependant affirmer avec certitude si les athlètes de haut niveau sont naturellement prédisposés à cette compétence ou s'ils la développent au fil de leur pratique sportive. "L'autorégulation peut être apprise dans une certaine mesure, mais nous ignorons à quel point elle est malléable, en raison de sa complexité. Je pense qu'il existe une limite à sa capacité d'entraînement. Les personnes qui y sont peu enclines peuvent indéniablement progresser, mais elles ne parviendront sans doute jamais à égaler ceux qui y sont naturellement doués ou qui ont commencé à travailler cette compétence dès leur plus jeune âge."
Alors, comment les athlètes amateurs devraient-ils développer leur autorégulation ? Devraient-ils solliciter un coach ou un psychologue du sport ? Un psychologue peut bien sûr s’avérer utile, mais selon Hutter, quelques bases suffisent généralement pour se lancer. "Il est essentiel de rechercher activement des situations où vous devez affronter vos pensées et émotions. C’est là que les effets sont les plus significatifs." Nous ne nous en rendons pas toujours compte, mais à chaque session d'entraînement, nous sommes exposés à divers stimulants psychologiques. "Nous avons tous besoin de motivation pour accomplir une séance d'entraînement. Parfois, il faut puiser très profondément pour la trouver, et parfois elle est à portée de main. Accélérer son rythme et surmonter la fatigue est une forme de développement de la force mentale. Même le simple fait de prendre le temps de réaliser une séance d'endurance de plusieurs heures engage un processus psychologique."
Le mystère de l'abandon
Il existe bien entendu des limites aux capacités athlétiques humaines, aussi bien entraîné ou mentalement fort que l’on soit. Nous atteignons tous, à un moment donné, un point où nous devons abandonner. Dans le domaine des sciences du sport, physiologistes et psychologues cherchent à répondre à la question suivante : qu'est-ce qui nous pousse à arrêter ou à ralentir pendant une course ? Après tout, au moment où nous cessons de courir, il nous reste souvent suffisamment d'énergie en réserve. La décision d'arrêter ne relève ni de nos muscles ni de notre système énergétique, mais de notre cerveau. Les experts s'accordent à dire que c'est le cerveau qui contrôle l'exercice physique. Cependant, ils débattent encore de la manière dont celui-ci nous convainc de nous arrêter avant que nous ne soyons totalement épuisés. Le cerveau réagit-il aux signaux envoyés par le corps, ou est-ce la psyché qui orchestre cette décision ? Cette question a ouvert une discussion théorique passionnante.
Samuele Marcora, professeur à l'Université de Kent, est une figure d'autorité dans l'étude de la perception de la fatigue chez les athlètes d'endurance. Il soutient que la fatigue physique est principalement d'origine psychologique, rejetant l'idée que les signaux provenant des muscles, du cœur ou des poumons soient des déclencheurs majeurs de l'arrêt. Selon lui, ce que les coureurs appellent "épuisement" est en réalité une décision de ne plus continuer, influencée par des facteurs mentaux comme la fatigue cognitive après une journée passée devant un écran.
Lors d'une expérience en 2010, Marcora a montré que des cyclistes pouvaient générer une puissance significative même après avoir abandonné un test d'endurance, suggérant que la fatigue musculaire n'était pas la raison pour laquelle ils arrêtaient. Au lieu de cela, il pense que c'est la motivation qui diminue, surtout lorsque l'effort est perçu comme interminable.
La perception de l'effort, ou la sensation subjective de difficulté, joue un rôle central dans la décision d'arrêter ou non, selon Marcora. Son travail remet en question des théories plus traditionnelles, telles que celle du "gouverneur central" de Tim Noakes, qui postule que le cerveau protège le corps en limitant l'effort avant qu'il ne soit physiquement dangereux. Pour Marcora, c'est plutôt la perception de l'effort qui guide cette limitation.
Des études plus récentes montrent que la fatigue mentale a un impact direct sur la performance d'endurance. Une tâche cognitive difficile avant un exercice augmente la perception de l'effort et diminue la performance, même si le corps est toujours physiquement capable de continuer. Marcora suggère qu'il est possible d'entraîner son cerveau à supporter cette fatigue mentale, tout comme on entraîne son corps à l'effort physique, en s'exposant régulièrement à des situations difficiles comme courir après une longue journée de travail ou avec peu de sommeil.
En fin de compte, la force mentale est tout aussi cruciale que la force physique pour exceller dans les sports d'endurance.